L'interview de la semaine de ZONE 02 du 21-27/09/2005

EL CLAUDIO, le guérillero
Semal joue du Neruda à la Balsamine

Par Thomas GHYSSELINCKX - Photos Alexis HAULOT

Claude Semal a l'art de faire rire avec le tragique. Aujourd'hui, en racontant, en compagnie d'Ivan Fox, l'épopée d'un Robin des Bois chilien dans Splendeur et Mort de Joaquin Murieta, il vole encore artistiquement au secours des plus faibles et brocarde l'impérialisme américain.

Vous devez vous sentir bien dans ce genre de spectacle qui mêmle théâtre, chanson, cabaret et engagement politique...

Claude Semal : C'est un projet qui a été amené par mon compagnon de scène Ivan Fox. Neruda, l'auteur du Canto general qui fut aussi prix Nobel de littérature et homme d'Etat Chilien, a plutôt écrit des textes politiques graves. Celui-ci, qui est sa seule et unique pièce de théâtre, se rapproche fort de notre univers: c'est un melting-pot de théâtre, de chanson et de poésie qui retrace le parcours de Joaquin Murieta, un personnage historique dont on a beaucoup romancé la vie, un peu comme le Christ.

Quel fut le parcours de ce rebelle aux allures de guérillero ?

La pièce parle de l'exil de latino-américains vers la Californie, au moment de la ruée vers l'or qu'on connaît surtout grâce à Lucky Luke. Ces émigrants en quête d'Eldorado ont malheureusement plus souvent rencontré la misère et la mort. Les ancêtres du Klu Klux Klan n'aimaient déjà pas beaucoup voir arriver ce flot de basanés chez eux : c'était l'axe du mal avant la lettre. Le pauvre paysan chilien en quête d'or a vu sa femme se faire violer et assassiner et lui s'est fait détrousser du peu d'or qu'il avait trouvé.
Résultat : il est devenu un bandit de grands chemins, une espèce d'ancêtre des guérilleros latino-américains. Neruda, lui, en a fait une sorte de Robin des Bois qui vole les riches pour donner aux pauvres.

Du racisme et des flux migratoires qui sont encore d'actualité...

Cette histoire a pas mal de résonances actuelles : l'Amérique blanche a du mal de composer avec ses différentes origines ethniques. Il suffit de voir ce qui se passe aujourd'hui à la Nouvelle Orléans. Le phénomène de migration vers l'Occident dans l'espoir de trouver un monde meilleur est également très quotidien. Heureusement, Neruda raconte cette histoire avec une belle dimension burlesque.
L'auteur a écrit ce texte pour une vingtaine de comédiens et on se retrouve à deux à assumer tous les rôles : on joue les parties poétiques, musicales, les chanteuses blondes et noires et on assure les bruitages de la diligence, des chevaux...

Cette image d'Epinal du guérillero redresseur de torts colle-t-elle à votre état d'esprit ?

Une expérience particulièrement intéressante m'ébranle depuis un moment : celle du sous-commandant Marcos et des Indiens du Chiapas au Mexique, qui développent une forme de revendication à la fois radicale, proche des guérilleros latinos avec, en même temps un fondement plus démocratique. On a l'intention prochainement de faire un spectacle influencé par la figure de Marcos qui, à mon avis, est le premier leader d'un tel mouvement, qui utilise des armes spécifiquement culturelles pour porter son message. Il s'approprie le théâtre, les contes, mais aussi une forme d'humour surréaliste dans les communiqués de presse de l'armée zapatiste de libération. Notre idée est de faire connaître cette lutte et de porter cette parole ici en utilisant leurs propres méthodes.

Marcos est considéré comme une figure de proue de l'altermondialisme. Vous sentez-vous proche de ce mouvement ?

J'ai toujours été partagé entre deux urgences : une plus individuelle, qui consiste à chanter ou faire du théâtre, parce que c'est mon mode d'expression privilégié, et un engagement politique ou sociétal. Tout est une question de priorité. Quand la maison brûle, on pense éteindre l'incendie et non à faire de la poésie sur les incendies. Il m'est arrivé de ne plus oeuvrer dans la culture pendant sept ans pour militer et faire du journalisme engagé.Il n'est pas impossible que ça me reprenne en fonction du contexte politique. Je sens très souvent l'envie d'aider plus concrètement ceux qui continuent à se battre...

CHE COCA COLA
Quand vous voyez des gens arborer des tee-shirts à l'effigie de Che Guevara, ça vous énerve ou ça vous réjouit ?

Je suis partagé. Ca témoigne à la fois de la maintenance d'une parole insurgée, mais aussi du fait que l'on vive dans une société où tout, même une parole de révolté, peut se transformer en image publicitaire du genre "Soyez révolutionnaire avec Coca-Cola". Et ça, ça m'énerve !

Vous ne portez pas la pub dans votre coeur. Sur la fiche de présentation de votre spectacle, vous parlez de l'attirance de Joaquin Murieta pour un Eldorado virtuel, vanté par les faux discours publicitaires, qui cache évidemment l'Empire du Mal.

La pub m'énerve de plus en plus, mais je me sens au-delà de l'exaspération. Pendant très longtemps, je nourrissais une espèce d'ébullition permanente contre toutes les conneries qui peuplent notre univers. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que c'est leur rendre trop d'honneur. Souvent, je m'en veux quand je m'énerve contre la société médiatique. Il suffit de voir ce qui se passe avec Sarkozy en France. Je lis plusieurs journaux qui sont très anti-Sarko, mais qui finissent par consacrer trois ou quatre pages à ce bonhomme toutes les semaines. c'est une façon de lui donner un crédit qu'il n'a pas. Il vaut parfois mieux tourner le dos à cet univers creux pour construire autre chose.

S'agit-il d'un acte de résistance...

Oui... J'essaie de vivre sans télévision. Attention, ça ne veut pas dire que je ne la regarde jamais, mais uniquement pour des choses essentielles comme les matches des Diables Rouges, qui me permettent de renifler les relents "jupilériens" de notre époque. A d'autres moments, j'ai vraiment envie d'être ailleurs. Mais la jungle ne se trouve pas seulement au Mexique : c'est aussi dans sa tête ou dans sa chambre. On peut s'échapper également au coeur d'un réseau de gens qui pensent et qui vivent autrement.

L'EMPIRE DU MAL
En présentant votre spectacle, vous fustigez les Etats-Unis en parlant "d'Empire du Mal"...

Je suis assez remonté contre les Etats-Unis, parce que j'ai le sentiment que depuis l'effondrement des pays de l'Est, il y a une véritable impudence de la part de l'Amérique impériale de se présenter comme le seul et unique modèle sociétal, économique et militaire. Que la principale puissance puisse être dirigée par un type comme Bush qui passe pour nous, Européens, pour un imbécile gratiné me laisse perplexe. Ce gars prie en conseil des ministres pour demander à Dieu de lui inspirer les décisions qu'il doit prendre ! Je ne vois pas trop la différence entre çs et n'importe quel Ayatollah qu'on nous présente comme appartenant à l'Axe du Mal !

Ce modèle de société, est-ce une fatalité ou peut-on espérer que la situation change ?

J'ai la certitude que la société, dans 100 ou 1000 ans, sera profondément différente de ce qu'elle est aujourd'hui. De là à savoir si elle sera fondée sur autre chose que les critères économiques... Peut-être que pour nos descendants, les droits sociaux fondamentaux apparaîtront comme des évidences, à l'instar de ce qu'on pense aujourd'hui de l'esclavage ou de se tirer dessus dans la rue. Je crois qu'à l'avenir le fait qu'on puisse jeter des gens à la rue ou les laisser crever de faim sera considéré comme barbare.

Quand on vous dit 11 septembre, vous pensez aux attentats de New York en 2001 ou à la chute de Salvador Allende au Chili en 1973 ?

Les deux. Surtout à '73, parce que c'est proche de l'histoire que je porte au théâtre pour l'instant. Et que le coup d'état de Pinochet, appuyé par les Etats-Unis, a été pour beaucoup de révolutionnaires et de gens de gauche de cette époque l'occasion de souligner en rouge l'impasse du réformisme. Se dire qu'on n'arriverait jamais à transformer la société pacifiquement a donné un coup de pouce à l'idéal révolutionnaire dans le monde entier. Le 11 septembre 2001 me semble, lui, être un avant-goût de l'histoire des vingt prochaines années, qui risque de déboucher sur un affrontement militaire entre une certaine forme d'islamisme radical et l'Occident.

Le personnage de votre pièce est en quête d'Eldorado. Y'en a-t-il encore un derrière lequel vous courez ?

Mon Eldorado à moi se trouverait à l'extrème opposé de l'endroit où tout le monde se précipiterait. Mais pour beaucoup de gens du Sud, l'Occident possède toujours ce pouvoir d'attraction.

PRIVILEGIE ?
Vous comprenez cette attraction et ce désir d'émigration ?

Un chômeur ici, en ne foutant parfois rien, gagne en un mois plus que n'importe quel paysan africain en deux ans. Je le sais, je suis moi-même chômeur la moitié de l'année. Comment voulez-vous que les gens du Sud n'aient pas l'impression qu'on vit mieux ici que là-bas et qu'ils ne fassent pas tout et n'importe quoi pour venir ici ? Ce n'est pas une question de choix idéologique ou d'envie de boire du Coca-Cola, c'est simplement pouvoir vivre décemment et ne pas crever de faim. Cet appel d'air est inévitable.

Vous, en tant qu'artiste et chantre de la Belgitude, êtes-vous heureux de vivre en Belgique, à Bruxelles, à Saint-Gilles...

J'ai le sentiment très aigu de faire partie des 4 ou 5 % des gens de la planète qui vivent avec les plus grandes possibilités de liberté, et les moyens de vivre les plus décents. Et pourtant, ça ne me satisfait pas, car je suis à la fois dans le plaisir et le dégoût de l'endroit où je vis. J'ai le sentiment d'être un privilégié et ce privilège m'insupporte. C'est sain et fou à la fois.

Vous venez de tourner un film avec Lucas Belvaux, La raison du plus faible, où vous jouez un sidérurgiste à la retraite...

Moi qui, à une certaine époque, ai tellement fantasmé sur une fusion avec la classe ouvrière, je trouve rigolo de me retrouver à 50 ans dans un rôle de sidérurgiste. J'espère rendre ce personnage attachant et crédible car les sidérurgistes n'ont pas toujours la tête qu'on imagine. On a vu assez souvent Gino Russo sur les écrans de télévision. Il travaille à Cockerill !

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Splendeur et Mort de Joachin Murieta,
du 22 septembre au 22 octobre 2005, 20.30 h, Théâtre de la Balsamine, avenue Félix Marchal 1, 1030 Bruxelles, 02/735.64.68, www.balsamine.be