Midi Libre (28/03/1993) " Extraordinaire Claude Semal" par Gérard MAYEN

Festival Chantons-là
Extraordinaire Claude Semal

Au moment où le festival Chantons-là se termine, ça n'est pas compliqué de structurer un article. C'est comme à propos de la soirée inaugurale : on s'étonne de cetteincroyable capacité à organiser des collisions entre le pire et le meilleur.
Le pire, ce fut jeudi soir. Le festival avait eu l'idée d'inviter Pascal Heni. Heureuse idée : il s'agit du lauréat du concours Chantons-là de l'an passé. Ce garçon avait laissé une excellente impression. On était tout curieux d'aller apprécier son évolution depuis lors. Voire qu'il nous explique en quoi ce concours montpelliérain avait pu avoir un impact positif sur sa carrière. Hélas ! cette curiosité ne put être satisfaite.
Le gars est absolument charmant et même charmeur, un côté titi parisien ironie-la-tendresse qui sur une scène vous convainc très vite qu'il aurait pu être le chat qu'il aurait aimé être sur les genoux de la belle nénette; sinon vous amène en voyage avec des frissons dans le dos le long de drôles de boyaux à fantasmes que sont les tunnels du métro. Fort bien.

Mais la salle était vide parce qu'on avait pas su la remplir, glaciale parce que non chauffée, inadaptée parce qu'indifférente à la chanson (toute vouée au rock qu'elle est en temps normal et le patron fait du tapage avec ses potes pendant toute la durée du spectacle). On rajoute une heure de retard à l'allumage. Une sono inaudible. Le résultat est là : une soirée déprimante comme même les animateurs les plus épais de la périphérie la plus profonde ont compris qu'il ne fallait plus en faire.

Bref : un mauvais service rendu à la chanson de la part d'un festival encore immature. Chantons-là a les moyens humains, intellectuels, artistiques, techniques, financiers, de programmer cinq ou six très belles soirées avec une dizaine d'artistes ou de groupes différents. Il préfère s'acharner à programmer vingt-cinq soirées avec plus de trente artistes ou groupes. Ce n'est pas de l'ambition, mais du caprice. Résultat : ce soir-là furent décridibilisés un artiste, un concours et une manifestation.

Le lendemain vendredi, la salle était à peu près aussi vide cette fois au théâtre Lakanal. Mais alors, quel dommage ! Claude Semal est une sorte d'humain chantant non identifié. D'un tour de chant, il fait l'un des plus déménageants des spectacles d'atmosphère qu'on ait vu depuis longtemps.
On déduit qu'il est belge (mais il entonne à l'encontre de la "Noble Belgique" une diatribe à pousser au suicide des bataillons entiers de patriotes belges). On constate qu'il a un physique un peu trouble, que d'ailleurs il donne a apprécier dans son intégralité sous la douche, dans les roux, un peu flottant dans la rondeur, un soupçon de maquillage, et il s'en sert avec de gourmandes impudeurs, pour fignoler des miracles d'évocations par touches légères, sans en avoir l'air. Cet artiste n'aurait pas dépareillé dans un film tel que Cabaret...

On connaît ces sortes de talent d'acteur chez pas mal de chanteurs. Le plus souvent, ça leur sert à meubler, parcequ'ils en ont bien besoin.
Dans le cas Semal, c'est tout autre chose : d'un sourcil, d'un geste, d'un rien, il fait une redoutable machinerie à émotions, qui happe le public irrésistiblement.

C'est un sorcier très sophistiqué, un personnage européen et moderne, avec l'esprit et un sourire de rien. Du plaisir commun et primitif de fredonner sous la douche, qui est de tout un chacun, il fait prétexte à redire et la culture, et la morale d'une époque entière. Pourquoi se gêner quand on a du talent ?

Après avoir vu et surtout écouté Semal, on peut continuer de penser que la chanson est un art avant tout plaisant. Moins certainement que c'est un art mineur.

Gérard MAYEN