Pour en finir avec la monarchie

Texte paru dans "Pour en finir avec... La Belgique de Merckx à Marx"

Ne tournons pas autour du trône : la monarchie est à mes yeux une insulte permanente au progrès, à la raison et à la démocratie. Qu'il puisse donc y avoir, à l'aube du XXIème siècle, des gens estimables pour encore en défendre le principe demeure pour moi une des grandes énigmes de l'Univers - comme l'identité du Masque de Fer, le fonctionnement du robinet des douches dans les chaînes hôtelières françaises ou la vie sexuelle du Taenia Saginata (plus trivialement appelé ver solitaire par ses hôtes et ses intimes - qui sont hélas ! souvent les mêmes).
On peut rêver - j'y rêve chaque jour - d'une société où chacun, en conscience et en droit, se sentirait à la fois membre actif d'une Cité et libre citoyen de la planète - sans avoir besoin pour cela de drapeaux, de frontières et d'hommes respectables incarnant la nation. Mais comme pour la majorité d'entre-nous et pour quelques siècles encore je le crains, ces archaïques symboles seront encore parfois utiles pour nous forger un semblant d'identité, ne sommes-nous pas au moins en droit de choisir ceux qui nous rassemblent ?

Comment, mais comment pourrait-on admettre que le porte-parole d'un État démocratique et moderne soit encore aujourd'hui désigné, non en vertu de ses supposées qualités, mais en fonction de son seul pedigree ? De quoi parle-t-on ici ? D'un cheval de course, d'un boeuf charolais ou d'un chef d'État ?
L'argument le plus curieux que j'ai entendu à ce propos avait la naïveté et la force de l'évidence : la majorité des démocraties ne sont-elles pas des monarchies parlementaires ? Bon sang, c'est bien sûr ! Mais entre la Monarchie et la démocratie, quel est le lien de cause à effet ?
Tous les États modernes ont préalablement été des royaumes ou des empires et la majorité d'entr'eux ont gardé des traces institutionnelles de ce passé. Et alors ? Cela n'a empêché ni l'Italie et l'Espagne de devenir fascistes, ni la République Française d'être une démocratie. On pourrait tout aussi bien trouver une corrélation entre la consommation de beurre par tête d'habitant et la carte des démocraties parlementaires. En déduirait-on pour autant qu'il faut manger du beurre pour vivre en démocratie ?
Un peu désarçonné par cette irruption des quotas laitiers au beau milieu de ma démonstration, mon contradicteur (car en abordant un tel thème en Belgique, vous imaginez bien que j'ai toujours un contradicteur !) change alors d'angle d'attaque.
Le Sujet de base entretient en effet avec Son Roi un curieux rapport où le respect se mêle à l'affection. "Rapport au père", diraient les psys - qui savent que ce n'est pas sans raison que les chefs d'État sont souvent appelés "pères de la nation". C'est donc la royale personne, et non plus sa fonction, qu'on va dès lors affectueusement me brandir sous le nez : "Enfin quoi ! notre roi n'est-il pas gentil, démocrate et compétent ?". Ca se discute. Mais cette discussion-là, je ne veux même pas y entrer. Car je me fous complètement, moi, de savoir si le roi est "gentil, démocrate et compétent". On en a connu dans l'Histoire des gentils et des méchants, des démocrates et des tyranniques, des ascètes et des coureurs de jupons, des bigots et des francs-maçons, des génies inspirés et des crétins du Danube. D'admirables rois résistants qui se faisaient coudre une étoile jaune sur la poitrine, et de moins admirables rois collabos qui préféraient pactiser avec les nazis (suivez mon regard). Et alors ? Le problème n'est pas qu'il y ait de "bons" et de "mauvais" rois. Le problème est qu'il y ait des rois - et que, "bons" ou "mauvais", les peuples sont censés accepter celui qu'on leur donne !
"Ce n'est pas si simple", rétorque mon interlocuteur, chez qui je découvre avec surprise un lecteur assidu de "Point de Vue/Images du Monde". "Si le Prince Philippe en Belgique, si le Prince Charles en Angleterre, n'avaient pas le profil, la vocation ou les compétences pour exercer sa charge, ils pourraient toujours abdiquer au bénéfice de leur fils ou de leur soeur". Ah ! bon ? On choisit quand même, alors ? Et qui en décide ? Et on choisit entre qui et qui ? Entre "princes de sang", nés du même lit à baldaquin ? Il y aurait donc une race élue, seule apte à exercer le pouvoir ? De l'ADN à l'ABL (1), le génie par les gènes ? Mais c'est du racisme, ça, mes petits lapins. Et encore : du racisme pur et dur ! N'ai-je pas lu dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, dont la Belgique est si je ne m'abuse signataire, que les Hommes naissaient libres et égaux en droits ? A ce stade du débat, mon interlocuteur opère généralement un prudent retrait tactique : en démocratie, le pouvoir royal serait purement symbolique - et franchement, avec tous ces chômeurs et la guerre civile au Rwanda - n'avons-nous pas d'autres chats à fouetter ?

Un pouvoir symbolique, vraiment ?

Quand Léopold II - puisqu'on parle du Rwanda ! - fait du Congo sa propriété personnelle, finance toute son infrastructure ferroviaire en en faisant "don" à l'État belge - mais conserve précieusement les richesses minières qui sont à la base de l'actuelle fortune royale - est-ce un "pouvoir symbolique" ?
Quand Léopold III, chef de l'État et chef des Armées, signe un armistice avec l'Allemagne nazie contre l'avis des Alliés et du gouvernement belge en exil - est-ce un "pouvoir symbolique" ? Quand Baudouin Ier pratique une Interruption Volontaire de Royauté de 24 heures pour ne pas devoir signer la loi du peuple belge sur l'avortement - c'est une décision symbolique, d'accord - mais est-elle sans portée sur la vie politique du pays ?
Car enfin, essayons d'être logiques : ou bien le "symbolique" pouvoir royal est effectivement insignifiant (comme on parle d'un "franc symbolique") et qu'attend-t-on alors pour supprimer cette moyen-âgeuse, inutile et coûteuse insignifiance ?
Ou bien ce pouvoir fait malgré tout sens, fonction et autorité (comme on pose un "acte symbolique") et l'on en revient à ma première question : comment et en vertu de quoi choisit-on celui qui l'exerce ? En ce qui concerne les "autres chats à fouetter", je conviens volontiers de ce que l'éradication de la monarchie ne me semble aujourd'hui en Belgique ni une urgence, ni une priorité. En débattre, par contre, oui. Et pas un peu.
Car lorsque la majorité écrasante de mes concitoyens, dont beaucoup se considèrent certainement comme "progressistes, démocrates et raisonnables", défendent en toute bonne foi un point de vue qui contredit si ouvertement le progrès, la démocratie et la raison, c'est qu'il y a là "autre chose" à l'oeuvre. Un de ces tabous majeurs qui, parce qu'ils nous font prendre une imposture pour une évidence, nous empêchent de penser en hommes libres et adultes et nous interdisent d'imaginer même un monde sans dieux, sans maîtres... et sans rois. On s'en souvient peut-être, Léopold III, violemment mis en cause par une partie de l'opinion pour son attitude pendant la Seconde Guerre Mondiale, avait finalement abdiqué en faveur de son fils pour mettre fin à la "Question Royale".
On s'en souvient moins souvent, Julien Lahaut et des députés communistes avaient alors, en plein Parlement belge, crié "Vive la République !" lors de la prestation de serment de Baudouin Ier. Lahaut fut assassiné quelques jours plus tard, à Seraing, de quelques balles en plein coeur, sur le seuil de sa maison, par des inconnus venus sonner à sa porte. La Justice n'a jamais retrouvé ses assassins. A chaque époque ses crimes non élucidés, ses incendiaires anonymes et ses introuvables tueurs du Brabant. C'est aussi cela, notre symbolique histoire commune.

(1) "Armée Belge/Belgische Leeg", nos bilingues forces armées dont le Roi est constitutionnellement encore le chef.

Claude Semal.